Mon périple : Cela fait bientôt un mois et demi que je voyage en Inde. Après être arrivé à Bombay, la capitale économique de l’Inde, je suis descendu progressivement vers Bangalore, le grand centre high tech du pays. Puis direction notre ancien comptoir colonial, Pondichérry, et la grande ville mitoyenne, Madras. Direction ensuite Calcutta, puis escale touristique entre Bénarès et Agra. Arrivée finalement à Delhi, le centre politique du pays. Je compte maintenant rallier Bombay de nouveau par un grand tour à travers le Rajasthan. J’ai alterné les visites culturelles, les rencontres d’entreprises et surtout les long trajets en train et bus. Un mois et demi dans ce pays constitue un temps certain mais nécessaire : à rester trop peu de temps dans cette nation insondable, on n’en apprécie pas les complexités et le jugement peut être rapidement délétère. J’apprends donc à relativiser mes opinions.
Je vous fait donc part de quelques réflexions personnelles sur le potentiel futur de ce pays :
Oui, je crois à une forte croissance de l’économie du pays sur le années à venir. Mais ce n’est pas la Chine et ne le deviendra pas. Disons plutôt que j’anticipe une croissance telle que nous l’avons connu dans les trente glorieuses avec un élément accélérateur qui est la démographie du pays. En somme, l’Inde sort d’une profonde léthargie économique et se réveille enfin. Pourquoi ? Car l’Inde n’a jamais été un pays uni. Après l’indépendance, la question principale des dirigeants étaient d’uniformiser le pays et de constituer une nation, ce qui était loin d’être fait vu la pléthore d’ethnies, castes et pouvoirs différents. Il faut savoir que le conflit dans le pays est partout : les castes rivalisent, les ethnies se critiquent- certaines revendiquent leur autonomie- les langues se superposent. L’idée est que la démocratie est un moyen de cohabiter plutôt qu’une volonté choisie de mode de gouvernement. Une dictature n’aurait jamais tenu longtemps dans ce pays si grand et divisé. Il suffit de constater l’histoire ; seul les anglais y ont réussi mais à travers alliances et division du pays. L’Inde est aujourd’hui une union, mais dont le trait est particulièrement mince. N’oublions donc pas que l’Inde est un pays décentralisé, où l’Etat fédéral s’occupe des grandes lignes politiques et des affaires extérieures alors que les Etats fédérés restent en principe en charge du reste. Naturellement, les compétences se chevauchent souvent et les rivalités incessantes empêchent un grand nombre de réformes d’aboutir.
Nous avons donc un pouvoir corrompu (particulièrement au niveau fédéré), inefficient et qui longtemps a respecté les grandes thèses de l’économie nationaliste-marxiste. Nationaliste car tout devait être fait sur place et l’autarcie, dans ce pays grand comme un continent, était l’objectif recherché. "Marxiste", car les grands champions de l’industrie se devaient d’être publics. Enfin notons l’accent pris dès le départ de favoriser l’agriculture dans un pays déjà majoritairement agraire au détriment de l’industrie et des services. Cela n’a pas tiré la valeur ajoutée vers le haut et l’économie indienne a évolué au gré de la qualité de la mousson et des réformes agraires. En somme, pas de concurrence, un trop plein de lourdeur bureaucratique, l’Etat qui met son nez partout, la corruption à tout les échelons…que de raisons pour expliquer le retard économique de l’Inde ! Enfin, notons qu’il est totalement impossible de planifier une population qui double en moins d’un demi siècle. Résultat, sur les quarante années qui ont succédé à l’indépendance du pays, la croissance économique n’était que de 3,5%/an. Cela veut dire qu’avec une croissance de la population de 2,5%, l’enrichissement de chaque individu n’était que de 1% par an-durant les trente glorieuses en Europe, nous nous enrichissions au moins trois fois plus vite-. Voilà ce que je définis comme la léthargie.
Aujourd’hui c’est différent ; l’Inde se réveille. Mais quel réveil ? Ce n’est pas la Chine où tout bouge extrêmement vite et où un peuple entier se met en branle. C’est un réveil progressif. La cause principale me semble être la fin du régime soviétique. Quelques timides réformes ont été mises en place dans les années 80, mais les premiers grands changements datent des années 90. La décision fondamentale : l’ouverture à la concurrence, quelle soit nationale ou internationale est l’élément stimulateur de l’économie indienne. Ne croyez pas que la corruption diminue. Ne croyez pas que le pays soit passé de la bureaucratie à l’efficience administrative. Mais l’Etat central a réalisé que ce qui marchait le mieux était là où il ne mettait pas son nez car il n'y comprenait rien- les services informatiques par exemple.
Les premiers effets de la concurrence se font donc sentir. A travers les accords de l’OMC, l’Inde doit se mettre aux standards internationaux et se trouve des marchés à l’export. Le manque de planification, les contradictions bureaucratiques comme le manque de dépenses publiques perdurent mais les indiens ont franchi un premier pas. Donc voici les raisons qui expliquent que la croissance indienne n’est et ne sera pas aussi élevée que celle que connaît la Chine.
D’autres raisons subsistent propre à la nature même de l’Inde. Parlons donc un peu plus de microéconomie et d’anthrologie, au risque d’apparaître quelque peu prétentieux d’assumer des jugements aussi hâtifs. Un des premiers problèmes de l’Inde est le manque de méritocratie. Le pays est divisé en un petit nombre de castes subdivisées elle-mêmes en milliers de sous-castes auquelles se rajoutent des problèmes ethniques. L’indien qui lave les latrines n’est pas celui qui fait le linge. Et inversement. Le trait est exagéré mais ce n’est pas très loin de la réalité.
Quel problème pose les castes dans l’entreprise ? Dans les grandes entreprises modernes, les différences de castes ne sont pas problématiques et ne contredisent pas la hiérarchie managériale. En ville en général, alors que la tradition reste latente en campagne, les différences de castes s’estompent, à l’exception des intouchables. Disons les choses autrement : les castes aisées envoient leur enfants à l’université, ce qui leur permet de remplir les positions de managers. Ainsi on peut peut être penser que les classes sociales remplaceront progressivement les castes. Le système des castes en général ne favorisent pas l’entrepeunariat, l’esprit de résiliation perdurant. Tout indien peut entreprendre un business et s’enrichir, sans que cela cependant ne lui permette de changer de castes. Reste que c’est plut théorique que réel : entreprendre sans capital au départ est une tâche très difficile quand bien même l’Etat a mis en place des systèmes de soutien à la création d’entreprise par les intouchables ou les plus pauvres…Il semblerait que les indiens aient grande conscience des difficultés de s’élever socialement et c’est certainement pourquoi nombre d’entre eux restent partisans du moindre efforts.
La deuxième difficulté réside dans le manque du productivité de la main d’œuvre en Inde. Remarquons en premier lieu que le pays a une double identité : d’une part l’Inde moderne est constituée d’une minorité urbaine efficiente et occidentalisée (disons moins de 5% de la population) et d’une grande majorité dont la productivité n’est pas le premier soucis. Reste que même en considérant 5% de la population indienne, cela reviendrait à un pays aussi grand que la France. Certes, le coût de la main d’œuvre en Inde est bas mais faut-il encore le ramener à l’heure de travail réellement effectuée. L’investisseur qui hésite entre l’Inde et la Chine, se demandera s’il vaut mieux investir sur un chinois travailleur, qui apprécie d’apprendre mais dont le coût horaire est 25% à 40% supérieur à celui d’un indien dont la notion du travail est toute relative et dont la productivité dépendra de l’autoritarisme de son supérieur direct. On ne dira pas que la fainéantise est culturelle mais que nombre d’indiens considèrent qu’il ne vaut mieux pas fournir trop d’effort supplémentaire pour un reward qui leur apparaît limité ou non essentiel. Exemple révélateur : nombre de conducteurs de taxis attendent toute la journée pour tenter d’arnaquer un touriste en lui demandant 5 fois le prix d’une commission plutôt qu’en gagnant autant ou plus en augmentant la fréquence de travail pour un prix plus raisonnable. Notons aussi que l’inflation des coûts est un phénomène généralisée : on observe des hausses de salaires par an de quelquefois 20% en Chine. Mais en Inde aussi, les hausses de salaires des entreprises que j’ai rencontré se situent dans des niveaux proches (10 à 15%). Partout la rétention du personnel compétent est un des problèmes majeurs.
Le troisième problème correspond à une interrogation générale qui mérite un paragraphe à part. Je pense que le capitalisme se fonde sur ce que Fukuyama appelle le « capital social », dit autrement sur la confiance dans le système ou la société auquelle vous appartenez. Si les règles du jeu sont claires, vous pouvez courir le risque d’entreprendre la création d’une entreprise. De même, quand vous travaillez en équipe, vous considérez que votre équipier ne vous mettra pas des bâtons dans les roues, pour permettre de voir votre projet commun aboutir. Mon sentiment en Inde est que la méfiance prédomine entre individus. Outre un individualisme forcené, le seul cercle de confiance existant semble être la famille. Même les réseaux sont très douteux. En dehors, c’est la jungle. La corruption est partout, et tout se négocie tout le temps. Certes, les indiens font avec mais ce n’est certainement pas le meilleur environnement pour qu’une économie de marché s’épanouisse. Voici donc quelques réflexions propres sur les limites de la croissance indienne.
Maintenant d’autres critiques pourraient apparaître mais elles me semblent moins importante.
Par exemple : La corruption. Oui elle est partout ! Tout est question de bakshish et il est important de trouver le protecteur adéquat. Mais malheureusement, ce n’est pas une caractéristique propre à l’Inde et d’autres pays tout aussi corrompu ont pu se développer. C’est, disons peut être un élément décélérateur de croissance, l’investisseur étranger s’y prendra à deux fois avant de venir ici, vu la complexité des arcanes du pouvoirs.
La lourdeur administrative : l’Inde aime la bureaucratie. Si vous ne l’aimez pas, vous apprendez qu’un bon protecteur pourra vous faciliter beaucoup de choses…
La démographie : sans une bonne gestion de l’accroissement naturel, l’enrichissement par tête restera lent. Face à cela, on notera que cela a un effet déflationniste sur les coûts de la main d’oeuvre…
En somme l’Inde a un fort potentiel –nous y reviendrons en fin de voyage- mais la croissance future ne sera pas du niveau de celle que connait Chine pour les raisons évoquées. En Chine, le pouvoir central met en place des réformes claires et favorise l’économie, la corruption est centralisée, l’esprit d’entreprise est marqué et les conflits sont moindres. Pour tout vous dire l’Inde n’est pas un nouvel Eldorado.
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